Quelle place pour l’intégration régionale dans le développement des filières ?

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    Depuis une quinzaine d’années, la plupart des pays africains riches en ressources ont fondamentalement réorienté leur politique de gestion des ressources minières afin de recueillir les dividendes de la flambée des prix des ressources. Plus particulièrement, nombre d’entre eux se sont dotés d’un ensemble de politiques fiscales et industrielles de nouvelle génération, sous-tendu par des réformes réglementaires et institutionnelles, visant toutes à enclencher une transformation économique et sociale et à rééquilibrer les gains en faveur de la population locale.

    Bien que largement soutenues et approuvées par les dirigeants du continent, au travers notamment de la Vision minière pour l’Afrique (VMA) adoptée par les Chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine, la plupart de ces réformes voient essentiellement le jour au plan national. Rien d’étrange à cela, puisque les ressources minières sont détenues, gérées et régies par les pays où elles se situent. Pour que ces ressources profitent à la population locale, l’effet d’entraînement catalytique doit en outre s’amorcer au niveau national.

    Cela dit, la réussite des stratégies de transformation économique nationales passe obligatoirement par l’existence de politiques régionales fortes, qui les corroborent et les complètent. Face à une mondialisation et à un progrès économique qui réduisent l’espace, les pays doivent plus que jamais unir leurs forces au travers de mécanismes régionaux pour maintenir leur compétitivité et accroître leur productivité, car les micro-entités sont vouées à disparaître.

    L’intégration régionale peut être une démarche pluridimensionnelle puissante lorsqu’elle est poursuivie efficacement. Elle est censée présider à la coordination, la coopération et la convergence des efforts autour de projets d’intérêt commun, mais son niveau d’ambition peut s’avérer plus ou moins élevé, selon les réalités politiques et socio-économiques des pays membres. De ce point de vue, une véritable progression à l’échelle régionale, grâce à une meilleure connectivité (infrastructures, énergie, technologies de l’information et de la communication etc.), une logistique compétitive, l’intégration des filières de production, la convergence des politiques réglementaires et un véritable soutien aux politiques commerciales et liées au commerce est essentielle pour accompagner ce processus de transformation des pays riches en ressources, dans le droit fil des objectifs fixés par la VMA.

    Une combinaison des efforts nationaux et régionaux augmenterait très certainement l’attrait du continent et pérenniserait ses perspectives économiques, d’autant que l’Afrique ambitionne la mise en place d’un nouveau modèle de développement et la réussite de son intégration dans l’économie mondiale.

    Où en sont les régions pour l’instant ?

    La conversion des ressources en effets durables et inclusifs sur le développement est conditionnée par le niveau de mise en œuvre nationale d’initiatives conçues par les milieux politiques locaux et par la capacité à coordonner les efforts d’un large éventail d’acteurs, notamment au plan régional.

    Les groupements régionaux africains ont accentué leurs efforts en vue d’harmoniser les codes miniers, en mettant en particulier l’accent sur la nécessité de cadres réglementaires transparents et de systèmes administratifs efficaces, avec notamment la création de guichets uniques pour l’octroi des licences d’exploitation minière. La plupart des Communautés économiques régionales (CER), notamment la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC), la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) et la Communauté d’Afrique de l’Est (CAE/EAC) ont pris les premières mesures concrètes visant à harmoniser leurs politiques, législations et règlements nationaux et à définir des normes communes pour uniformiser l’environnement d’affaires proposé aux investisseurs.

    Les politiques et initiatives minières actuellement mises en place au niveau régional sont indispensables pour soutenir les filières régionales. Le principal défi réside toutefois dans la difficulté qu’éprouvent les pays membres à se définir systématiquement un agenda commun, compte tenu de leurs intérêts concurrentiels et parfois divergents dans ce secteur. La mise sur pied de grands projets d’infrastructures communs tient encore de la gageure, par exemple, alors même qu’ils sont absolument nécessaires pour abaisser le coût des activités transfrontalières, relier les marchés entre eux et améliorer le commerce et les investissements transfrontaliers. Dans le même ordre d’idées, on peut s’étonner du faible nombre de grands projets régionaux dans le domaine de l’extraction minière, alors qu’il s’agit d’un secteur d’activité économique prédominant. La région d’Afrique centrale a été la première à ouvrir un Centre d’excellence francophone sur les industries extractives au Cameroun afin d’accroître la capacité d’influence de la région sur la gouvernance de ses ressources.

    Au final, force est de constater que la plupart de ces politiques régionales constituent, certes, un premier pas dans la bonne direction, mais qu’elles demeurent en grande partie non contraignantes. Elles ne suffisent donc pas à cadrer un effort coordonné qui utilise les ressources minières pour propulser l’agenda de transformation.

    Le pétrole, matière première stratégique de l’Afrique de l’Ouest

    C’est en Afrique de l’Ouest et centrale que l’on trouve les principaux producteurs de pétrole africains (Nigeria, Gabon, Congo, Cameroun, Guinée équatoriale, Tchad et, plus récemment, le Ghana), bien qu’on y trouve également des productions minières significatives, qui exploitent d’immenses réserves de bauxite et de minerai de fer. Comme partout ailleurs sur le continent, nécessité faisant loi, une série de réformes ont été entreprises afin de mettre les ressources davantage à profit, même si la portée et l’ampleur desdites réformes varient grandement d’un pays à l’autre.

    Au sein de chaque région, les pays sont de nature très hétérogène et leurs économies traditionnellement tournées vers l’intérieur et fortement conditionnées par les rentes et les politiques. Ces pays n’ont jusqu’ici élaboré qu’un petit nombre de projets régionaux communs dans le secteur minier. Très longtemps, les producteurs de pétrole de la région ont été considérés comme des partenaires régionaux dormants, bien que les choses évoluent progressivement, le Nigéria, par exemple, ayant clairement affiché son ambition de devenir une nouvelle hégémonie régionale incontournable. Le faible niveau de coordination du secteur extractif au plan régional atteste de cette participation passive à l’intégration régionale, même s’il convient de reconnaître les larges efforts déployés par les organisations régionales en vue d’harmoniser les politiques et de définir des stratégies régionales.

    On notera au passage que la plupart des tentatives de coordination des efforts concernent le secteur minier, plutôt que le secteur prédominant des hydrocarbures. Depuis 2008, la CEDEAO a entrepris de se doter d’une législation minière unifiée telle que prévue par son traité, en adoptant une démarche triaxiale, qui s’accompagne de la création de trois cadres juridiques régionaux, dans le but de présider à l’harmonisation des législations et régimes miniers dans ses États membres et ce, afin de créer un environnement juridique minier plus stable et plus transparent dans la région. Ces trois axes sont (i) l’adoption d’une Directive sur l’harmonisation des principes directeurs et des politiques dans le secteur minier en 2009 ; (ii) la définition d’une Politique de développement des ressources minérales en 2011, afin de répondre à des problématiques telles que l’optimisation de la filière par le traitement et la valorisation des minéraux pour un profit maximum ; et (iii) la future adoption d’un Code minier commun en cours d’élaboration, censé assurer la cohérence entre les approches suivies par les États membres pour harmoniser leurs législations minières nationales.

    L’autre instance régionale, l’UEMOA (dont les membres sont tous membres de la CEDEAO), a également entrepris un gros effort d’harmonisation des politiques minières depuis l’an 2000, avec l’adoption d’un Politique minière commune et d’un Code minier commun en 2003. Ce Code règlemente la propriété et l’octroi des titres miniers, prévoit un programme de protection de l’environnement, définit un système de taxes applicables aux minéraux, définit les règles de recrutement et de passation de marchés, etc. (voyez l’article d’E. Kabore dans ce numéro). Bien que ces deux initiatives régionales semblent adopter, en gros, les mêmes principes directeurs pour l’industrie minière, on ne sait pas trop comment l’articulation entre les deux va s’opérer, car les huit membres de l’UEMOA sont tous membres de la CEDEAO.

    Ces initiatives régionales sont assurément louables en ce qu’elles tentent de coordonner les efforts autour des aspects législatifs et d’assurer la cohérence nécessaire, mais les volets production et infrastructure sont largement absents de leur schéma d’intégration. Or ces volets sont indispensables pour libérer pleinement le potentiel de participation des entreprises dans les filières régionales.

    Fait remarquable, les efforts régionaux font largement l’impasse sur le secteur des hydrocarbures, alors qu’il s’agit du principal secteur économique de la région. La convergence entre des efforts économiques au plan national, des politiques économiques communes au plan régional et l’établissement de liens avec l’industrie ne peut qu’aboutir à des résultats positifs en termes de développement.

    L’Afrique australe et ses gisements miniers stratégiques

    L’Afrique australe est probablement la sous-région la mieux lotie du point de vue des minéraux considérés comme « stratégiques » par l’industrie. Si l’Afrique du Sud apparaît comme le pôle minier dominant de la région, les autres pays n’ont rien à lui envier en termes de tradition minière. Comme ailleurs, la plupart de ces pays ont revu leur législation minière au cours des dernières années afin de tirer un meilleur parti de leurs ressources et de stimuler leur diversification économique. En Afrique du Sud, par exemple, les réformes ont été encadrées par la stratégie New Growth Path, qui vise à bâtir une économie intégrée et à favoriser la croissance, la création d’emploi et l’équité. Une stratégie d’enrichissement local des minerais a été définie pour fixer les orientations d’une industrialisation fondée sur ces ressources.

    La région SADC a adopté un protocole minier en février 2000, suivi d’un plan stratégique de l’exploitation minière en 2001, afin d’harmoniser les politiques minières entre les divers membres de la région et de cadrer la coopération et la coordination destinées à accroître les investissements et la productivité du secteur minier régional. En 2006, la SADC a approuvé un cadre pour l’Harmonisation des politiques, normes et cadres législatifs et réglementaires miniers en Afrique australe. Un plan d’exécution a été adopté en 2007.

    Les cadres régionaux de la SADC, à l’instar de leurs équivalents ouest-africains, ont leur utilité mais ils n’ont pas le « mordant » nécessaire, non seulement pour obliger les initiatives nationales à s’aligner sur les plans régionaux mais surtout pour créer les conditions nécessaires à l’apparition d’incubateurs régionaux pour les filières de produits. Le protocole minier et ses autres instruments ne parlent spécifiquement ni de valorisation ni d’enrichissement local, alors que ces éléments sont cruciaux pour soutenir la création de liens transfrontaliers en amont et aval. Les débats autour de la valorisation qui se sont récemment déroulés dans les pays d’Afrique australe doivent encore se traduire par des efforts collectifs en plan régional. Il faut savoir que l’intégration régionale offrirait de belles perspectives à une capitalisation des efforts actuellement fournis au niveau national pour permettre la transformation de la production à partir de clusters d’activités industrielles. L’expérience montre que les possibilités d’échanges de produits manufacturés, d’échanges intra-industriels et d’échanges transfrontaliers pour les petites et grandes entreprises sont étroitement liées aux perspectives d’un marché régional en expansion. À partir du moment où elles sont soutenues par des politiques régionales explicites et l’exploration des options qui s’offrent aux filières au plan régional, ces perspectives peuvent se muer en réalités prometteuses.

    L’Afrique de l’Est,  la nouvelle frontière du gaz et du pétrole

    Après avoir vécu durant des décennies dans l’ombre du reste de l’Afrique, l’Afrique de l’Est se révèle enfin comme un des acteurs prépondérants de l’industrie minière et métallurgique africaine. La découverte de grands gisements de pétrole sous le Lac Albert en Ouganda, en 2006, et les découvertes ultérieures de gisements de gaz au large du Mozambique ont totalement chamboulé l’image et les perspectives de l’Afrique de l’Est. Ses immenses réserves inexploitées ont mué la région en l’une des destinations africaines les plus prisées par les prospecteurs et les investisseurs. Compte tenu de sa localisation stratégique, elle est devenue une source d’approvisionnement alternative crédible et une zone d’investissement importante pour les pays d’Asie.

    Ces nouvelles découvertes ont enclenché d’importantes réformes dans les pays d’Afrique de l’Est et, partant, au sein de la Communauté d’Afrique de l’Est (CAE), afin d’établir un référentiel à l’aune duquel les nouveaux investissements produiraient des résultats fiscaux et développementaux plus équitables. Jusqu’ici cependant, les initiatives nationales ne semblent suivre qu’une logique de priorités nationales dont on ne perçoit pas toujours l’articulation avec les objectifs régionaux, même si elles ne sont pas forcément en contradiction avec ceux-ci. Au Mozambique, par exemple, les réformes législatives dans le secteur pétrolier prévoient la construction d’usines GNL essentiellement tournées vers l’exportation. La politique gazière de la Tanzanie va exactement à l’opposé de la politique pétrolière mozambicaine puisqu’elle donne la priorité à l’approvisionnement du marché intérieur. En Ouganda, le gouvernement conditionne l’exploitation pétrolière à la construction prioritaire d’une raffinerie dédiée à la consommation intérieure.

    Le Traité instituant la Communauté d’Afrique de l’Est préconise un usage durable des ressources naturelles présentes dans la région. De manière générale, la CAE insiste beaucoup sur le développement et la promotion des industries extractives, le traitement et la valorisation des ressources minérales. Concrètement, priorité absolue a été donnée à l’élaboration d’un cadre réglementaire et institutionnel visant à faciliter les investissements dans le traitement des ressources minérales et dans les industries extractives en vue de maximiser l’usage des ressources qui abondent dans la région. La politique d’industrialisation de la CAE cherche en outre à prendre des mesures qui promeuvent l’essor d’industries / de filières régionales stratégiques, notamment dans les domaines de l’extraction et du traitement des ressources minérales, de la pétrochimie, de la transformation du gaz et de la sidérurgie.

    Bien que les documents stratégiques de la région les considèrent comme prioritaires, la promotion et le développement des filières, certes nationales, mais ayant une dimension régionale évidente, souffrent une fois encore d’un manque de coordination. De même, Il n’y a pas de cadre régional pour la création et le soutien aux investissements dans des secteurs industriels régionaux stratégiques pour lesquels la région dispose d’un avantage comparatif. La région doit encore lever plusieurs obstacles et freins aux efforts qu’elle déploie en vue de tirer le meilleur parti de ses ressources minérales, notamment l’établissement d’un cadre régional digne de ce nom, assorti de mesures qui accroissent les capacités productives de la région, améliorent ses infrastructures, renforcent les capacités techniques et humaines et créent un environnement propice aux investissements dans les industries extractives et les filières minières.

    En tant que dernière arrivée, l’Afrique de l’Est peut profiter de l’expérience des autres régions mais a le désavantage d’avoir attendu jusqu’ici pour s’essayer et se lancer dans l’aventure. La population locale nourrit toutefois de fortes attentes à l’égard des gouvernements, pressés d’aboutir rapidement à des résultats, en termes de création (d’offres) d’emploi, d’augmentation des revenus et de création d’un maximum de valeur au niveau local.

    Et ensuite ? Comment assurer une croissance régionale ?

    Pour les pays et régions, le défi ne consiste pas simplement à recomposer les filières. Il consiste à accroître la part de valeur ajoutée créée localement et à lui faire remonter la filière, des activités simples aux activités plus complexes. Un objectif qui n’est ni évident ni spontané et qui exige avant tout la mise en place, par les pouvoirs publics, de politiques nationales et régionales permettant d’obtenir un capital humain formé, une logistique et des télécommunications compétitives et de haute qualité, des infrastructures de transport rentables, un environnement commercial propice et une protection adéquate de la propriété intellectuelle.

    Cela dépend en même temps du rôle joué par les entreprises et de la façon dont elles parviennent à interconnecter les marchés et à établir des facteurs de différenciation autres que les gisements de ressources naturelles et le faible coût du travail. C’est crucial pour les petites entreprises qui opèrent dans des économies petites et fragmentées, loin de l’épicentre des principaux fournisseurs et entreprises. 

    Pour que les CER africaines puissent maximiser les avantages et minimiser les risques associés aux filières, elles doivent premièrement élaborer des cadres comme c’est le cas actuellement, mais aussi renforcer la synergie entre les politiques commerciale et d’investissement, en mettant en particulier l’accent sur des mesures qui stimulent les filières de produits dans les politiques de développement industriel. Elles doivent deuxièmement être les chefs de file de la résorption des goulets d’étranglement infrastructurels et énergétiques qui limitent le potentiel de ces filières. Troisièmement, les capacités de production des firmes locales et les capacités de leur main-d’œuvre doivent être améliorées. Même si beaucoup de choses doivent se faire au niveau national, les régions doivent veiller à ce que les entreprises bénéficient d’un climat propice à leur mouvement et à celui de leurs travailleurs par-delà les frontières. Soumettre la passation de marchés publics régionaux à certaines conditions est une autre façon d’assurer un contenu régional aux entreprises régionales. Enfin, créer des liens au sein et en dehors de l’industrie extractive est indispensable pour assurer la diversification économique et un effet d’entraînement dans d’autres secteurs de l’économie. Il faudrait davantage s’intéresser aux liens entre l’industrie extractive et l’agriculture ou entre l’industrie extractive et les services car il y a matière à développer d’importantes activités économiques entre le secteur minier et d’autres secteurs de l’économie. Une fois encore, c’est aux régions qu’il incombe de créer des synergies au travers de leur propres politiques sectorielles.

    Isabelle Ramdoo est Directrice adjointe du programme de transformation économique.

    Image : Perspectives économiques en Afrique 2014.

    Cet article a été publié dans GREAT insights volume 3, numéro 7 (juillet/août 2014) 

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