Faire grandir une entreprise agro-alimentaire en Afrique de l’Ouest : Quand affaires riment avec développement durable

Fabien Tondel de l'ECDPM s'entretient avec Sylvie Sagbo, Présidente de SENAR Les Délices Lysa, un fabricant sénégalais de produits alimentaires, et Cécile Carlier, Directrice de I&P Conseil, la branche conseil de la société française Investisseurs & Partenaires, qui soutient et investit dans les petites et moyennes entreprises émergentes en Afrique.

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    Fabien Tondel : Pouvez-vous nous parler de SENAR Les Délices Lysa ? Quel est son modèle économique ?
    Sylvie Sagbo : C’est une petite entreprise familiale, basée à Dakar, qui offre des produits alimentaires à base d’arachide, de noix de cajou et de maïs sous la marque SENAR Les Délices Lysa. L’entreprise a été créée en 1982 par ma mère, Lydia Sagbo, qui a commencé par commercialiser des arachides préparées de façon artisanale, puis a progressivement élargi sa gamme de produits. J’ai rejoint l’entreprise en 2015 quand je suis revenue au Sénégal. Jusque-là j’avais travaillé en France dans le secteur financier. Nous sommes à présent une société anonyme simplifiée, ayant pour nom Lysa & Co. Bien qu’étant la Présidente de la société, je joue un peu tous les rôles avec l’aide de ma mère, Mamy Sagbo.

    Nous allons nous agrandir en construisant une nouvelle unité de production de plus grande capacité à l’extérieur de la ville. Cette usine, qui sera aux normes internationales, nous permettra de répondre à la demande grandissante pour nos produits. Nos ventes se font essentiellement sur le marché national, dans les supermarchés sénégalais, même si nos ventes directes ont crû rapidement. Les exportations ne représentent que deux à trois pour cent du total de notre production.

    La force de notre entreprise repose sur la qualité gustative supérieure et l’authenticité des produits que nous offrons, comme l’avait voulu ma mère dès les débuts de SENAR… Et sur l’esprit d’innovation.

    Cécile Carlier : La haute qualité des produits SENAR et la capacité d’innovation et de différentiation des produits pour satisfaire les consommateurs sont des atouts de l’entreprise. SENAR a aussi réussi à gérer le risque de l’aflatoxine. Ce sont des facteurs importants non seulement pour la viabilité de l’entreprise et de la filière, mais aussi pour la confiance des investisseurs comme Teranga Capital, le fonds d’investissement d’impact qui est récemment entré au capital de Lysa & Co.

    Comment gérez-vous la qualité, facteur crucial de votre succès ?
    Sylvie Sagbo : Notre procédé atteint en effet des taux très bas d’aflatoxine, ce qui nous donne accès aux marchés internationaux. La présence de cette mycotoxine dans les arachides et les noix de cajou, qui peut être toxique pour l’homme, est un problème fréquent dans ces filières. Pour l’éviter, nous opérons un triple tri : notre fournisseur d’arachide, avec qui nous travaillons depuis trente ans, retire les graines immatures ; ensuite nous effectuons un tri lorsque nous recevons la matière première ; enfin, un troisième tri intervient après la torréfaction.

    Notre méthode de torréfaction lente au four à bois nous permet d’obtenir des produits de qualité exceptionnelle, très appréciés des consommateurs, comme par exemple des pralines de cajou au sésame, des pralines d’arachide au gingembre, du nougat de cajou à l’anis et du beurre de cajou pur.

    Nous avons collaboré avec l’Institut de Technologie Alimentaire du Sénégal pour améliorer nos procédés. Les marchés en ville sont pour nous des laboratoires pour tester de nouveaux produits auprès des consommateurs. Nous sommes présents sur le Dakar Farmers Market, un marché de vente directe qui promeut les produits artisanaux.

    La responsabilité sociale et environnementale (RSE) a-t-elle une place dans la gestion de votre entreprise ?
    Sylvie Sagbo : Oui, de plusieurs façons. Tout d’abord nous offrons à nos clients des produits naturels, sains, sans additifs et issus de l’agriculture locale. Nous prêtons autant attention à nos employés. Nous fournissons des emplois à cinq salariés, dont la Présidente, ainsi qu’aux 15 travailleurs journaliers auxquels nous recourons. En dehors de la direction, 80 % des employés sont des femmes. Nous contribuons à leur formation, la plupart d’entre elles ayant peu d’éducation formelle, et fournissons un logement à deux employés. Indirectement nous soutenons aussi les emplois au niveau de nos fournisseurs d’arachides et d’amandes de cajou.

    Nous exploitons différents circuits de commercialisation, une grande partie de notre production étant vendue à travers l’enseigne de grande distribution Auchan, qui possède 20 magasins au Sénégal. En s’implantant en Afrique, cette enseigne a fait le choix de servir non seulement les classes moyennes mais aussi les classes plus pauvres. Certains de nos produits y sont vendus en vrac, ce qui les rend accessibles aux clients moins fortunés.

    Comment concilier la performance économique et les retombées sociales de l’entreprise ?
    Sylvie Sagbo : L’approvisionnement en amandes de cajou est devenu difficile, avec la forte compétition sur le marché des acheteurs exportant les noix vers la Chine, l’Inde et le Vietnam. Quand les prix des amandes ont commencé à renchérir, nous avons tenté la voie de la contractualisation pour mieux planifier et spécifier les achats en avance. Avec l’assistance de l’International Relief Development, une ONG, j’ai établi un contrat avec les agriculteurs et les groupements d’intérêt économique qui collectent, décortiquent et épluchent les noix en Casamance. Mais il a été difficile d’en faire le suivi et de faire évoluer les mentalités et les pratiques. Le dispositif n’a pas répondu à nos besoins. Alors nous sommes revenus à l’achat d’amandes au comptant même si nous envisageons toujours de mieux maîtriser nos approvisionnements au Sénégal et en Guinée-Bissau.

    Cécile Carlier : La bonne gestion des approvisionnements en matières premières agricoles est un élément fondamental de l’investissement d’impact. Cela permet d’améliorer les impacts et réduire les risques économiques, sociaux et environnementaux. Nous souhaiterions que les liens entre producteurs, transformateurs et consommateurs se renforcent pour faire « grandir » des filières. C’est aussi important pour faciliter la traçabilité. Cependant la prépondérance de l’informalité au Sénégal comme dans d’autres pays Africains ne rend pas facile cette démarche. Nous observons souvent des difficultés à la contractualisation avec les producteurs et au financement des campagnes agricoles pour les entreprises agro-alimentaires locales.

    Quels ont été les impacts de Lysa & Co. dont vous êtes le plus fières ?
    Sylvie Sagbo : Nous avons continué à offrir des produits de qualité et à contribuer à l’économie locale. Je suis fière de passer maintenant à un nouveau stade du développement de notre entreprise avec l’expansion de notre capacité de production.

    Cécile Carlier : L’entreprise met sur le marché des produits de qualité pour les consommateurs sénégalais, alors que le secteur de l’anacarde reposait traditionnellement sur l’exportation de produits bruts, avec le retour de quelques produits finis de marques étrangères pour les consommateurs fortunés. Ce changement est aussi une belle réussite !

    Comment assurez-vous le financement de votre entreprise ?
    Sylvie Sagbo : Avant nous nous financions essentiellement sur fonds propres et avec des contributions de la famille, bien que nous ayons recouru à deux petits prêts pour acquérir une voiture de livraison et une ensacheuse. Mais, avec la croissance de notre production et le peu de capital que nous avions, il était devenu difficile de financer les achats de matières premières. Nous préférons avoir un stock d’amande de cajou d’un an pour éviter les ruptures d’approvisionnement. Les banques ne sont pas prêtes à travailler avec les entreprises comme la nôtre. Suite à l’investissement de Teranga Capital dans Lysa & Co. en 2017, notre banquier est rassuré et il devenu plus facile d’obtenir un crédit de campagne.

    Pouvez-vous nous en dire plus sur cet investissement ? Quels sont les facteurs qui l’ont rendu possible ?
    Cécile Carlier : Teranga Capital est un fonds d’investissement d’impact établi au Sénégal, qui est sponsorisé par Investisseurs & Partenaires. Teranga a investi dans l’entreprise de Sylvie en capital et en dette. Sylvie témoigne du changement de génération se déroulant en Afrique qui rend possible de nouvelles approches de développement des entreprises. Avant les entrepreneurs Africains étaient frileux à l’idée d’emprunter ou de laisser rentrer un « étranger » au capital de leurs entreprises. Les jeunes entrepreneurs d’aujourd’hui sont plus ouverts à ces perspectives. I&P s’intéresse particulièrement au secteur agro-alimentaire local, celui-ci ayant un fort potentiel économique et social et présentant des opportunités de développement de filières agricoles et industrielles. Enfin, la personnalité de l’entrepreneur, sa vision surtout, est un facteur capital pour notre implication.

    Sylvie Sagbo : Il a fallu en effet convaincre ma mère de prendre le risque. Cet investissement va nous amener à renforcer notre outil productif, développer de nouveaux produits, embaucher du personnel et respecter les normes de qualité internationales. Nous allons pouvoir donner à nos employés l’accès à une Institution de Prévoyance Maladies, une mutuelle de santé. Et aussi nous prévoyons de mettre en place une certification biologique ECOCERT.

    Le financement de la campagne semble être un défi majeur…
    Cécile Carlier : Oui, I&P Conseil est conscient de cela. Nous réfléchissons à mettre en place des outils pour libérer l’accès au crédit de campagne. C’est essentiel pour faire grandir une filière. Par ailleurs, avec la prise de participation de Teranga Capital, Lysa & Co. entre dans un réseau d’entreprises et d’acteurs financiers qui offrent d’autres sources d’appuis. L’entreprise est maintenant en relation avec Root Capital, un investisseur d’impact finançant l’emprunt en milieu rural, et AFRIPAR, un fonds qui facilite l’obtention de crédits de campagne.

    Qu’attendez-vous des politiques publiques sénégalaises pour pouvoir développer durablement votre entreprise ? Et des organisations régionales ?
    Sylvie Sagbo : Nous avons besoin d’un encadrement plus efficace des filières, particulièrement pour garantir l’approvisionnement en noix de cajou pour la transformation locale. Je voudrais aussi bénéficier d’un appui plus soutenu pour exporter en Afrique et à l’international. Nous avons des produits prêts pour l’exportation. L’agence sénégalaise de promotion des exportations nous a aidés à présenter nos produits au Salon International de l’Agriculture de Paris en 2018, mais ce type d’accompagnement doit être plus durable. Nous voudrions exporter en Côte d’Ivoire, mais j’ai du mal à trouver un distributeur prêt à commercialiser nos produits. L’UEMOA devrait faciliter le commerce des produits locaux entre les pays ouest-africains. Pour finir, j’attends des pouvoirs publics qu’ils aident le secteur de l’emballage à se développer. Certains points de vente, les hôtels et les stations-services par exemple, requièrent des emballages spécifiques. Les entreprises d’emballage présentes au Sénégal offrent des services pour de gros volumes qui ne sont pas adaptés aux petites et moyennes entreprises. Alors nous devons importer et cela coûte cher.

    Cécile Carlier : Comme pour le secteur du riz, où le gouvernement sénégalais demande aux importateurs de s’approvisionner en partie localement, il faudrait mettre en œuvre des politiques nationales et régionales permettant d’exploiter le potentiel des filières agro-alimentaires locales. Les politiques publiques doivent mieux soutenir les producteurs agricoles locaux, pour se rassembler, travailler ensemble et renforcer leur rôle de partenaires dans le développement des filières. Les entreprises en pleine croissance comme Lysa & Co. ont aussi besoin de démarches administratives simplifiées, d’un meilleur accès à l’énergie et du développement des infrastructures à l’échelle régionale.

    Sylvie Sagbo and Cécile Carlier

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    Leveraging private investment for sustainable development – Volume 7, Issue 2 (Spring 2018)
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    24 May 2018
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