Les APE : Bilan et perspectives – Éditorial

% Complete

    Tout le monde en convient : il ne peut y avoir de développement sans commerce. Un consensus se dégage également dans l’opinion publique pour dire que le commerce est une bonne chose, mais avec une certaine prudence quant à son impact sur l’emploi, les salaires et les prix, s’il faut en croire une récente enquête mondiale du centre de recherche PEW. Le vrai défi réside dans le choix des régimes et dispositifs commerciaux à mettre en place aux niveaux multilatéral, régional, bilatéral et national afin de promouvoir au mieux les objectifs de développement durable et inclusif à long terme et dans le choix des meilleures modalités de mise en œuvre pour soutenir ces objectifs.

    Comme le souligne le Rapport 2014 sur le commerce et le développement publié par la CNUCED et qui a suscité de vifs débats lors du forum public de l’OMC à Genève, au début de ce mois, il conviendrait d’identifier des cadres internationaux et nationaux de règles et de disciplines appropriées, qui favoriseraient une meilleure intégration dans l’économie mondiale (via des filières régionales et mondiales, par exemple). Ceci, tout en préservant un espace politique national suffisant pour y mener des politiques efficaces, durables et équitables, propices à l’accroissement de la productivité,
    à la création d’emplois décents et à un meilleur niveau de vie pour tous.

    En raison des négociations du cycle de Doha à l’OMC qui piétinent depuis plus de dix ans, avec pour seul résultat le « paquet de Bali » adopté en décembre 2013, aujourd’hui menacé, la plupart des efforts se sont reportés sur les grands accords commerciaux bilatéraux et régionaux. Dans ce contexte, l’aboutissement, au cours de l’été, des négociations sur les accords de partenariat économique (APE) entre l’UE et l’Afrique de l’Ouest et l’UE et l’Afrique australe a suscité beaucoup d’attention, et à juste titre !

    Les APE comptent...

    À l’issue de douze années de négociations marquées par peu de hauts et beaucoup de bas, la conclusion de certains APE au niveau régional n’est pas un mince exploit. Bien que parfois en proie à des intérêts divergents, les groupements régionaux APE d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique australe ont chacun réussi à conserver une position commune sur les APE, et donc à éviter une fracture dommageable dans ces régions. Pour l’heure, cette remarque vaut également pour la Communauté d’Afrique de l’Est (CAE), qui est parvenue à préserver un front uni sur le dossier de l’APE, bien que
    le Kenya ait perdu ses préférences sur le marché de l’UE après avoir été rétrogradé vers le simple système de préférences généralisées au 1er octobre 2014.

    L’un des défis majeurs dans ce processus des APE a été de préserver l’intégration régionale, alors que les régions d’Afrique centrale, d’Afrique australe et orientale ainsi que la région du Pacifique sont toujours tiraillées entre la minorité de pays ayant conclu un APE… et les autres. La multiplicité des régimes commerciaux offerts par l’UE aux pays africains est un problème qui doit encore être réglé, en particulier pour ces régions, et qui pourrait affecter leurs processus d’intégration et limiter leur capacité à mettre en place des filières régionales.

    Mais le commerce n’est pas une fin en soi : c’est un moyen de favoriser de meilleures relations politiques, de renforcer les liens économiques et, en principe, de stimuler le développement. La conclusion de certains APE, au terme d’un processus difficile et souvent controversé, contribue en partie à stabiliser les relations commerciales entre l’Europe et l’Afrique et à prévenir un important contrecoup politique. Les APE ont créé du ressentiment chez certains, et continueront vraisemblablement de le faire. La tension est cependant retombée de façon significative, ouvrant la voie à des relations plus apaisées entre l’Europe et l’Afrique.

    Il est difficile de prédire avec certitude le véritable impact des APE sur le développement : cela nécessitera un suivi minutieux. Les APE ne sont certainement ni aussi bons ni aussi mauvais que leurs partisans ou leurs détracteurs ne veulent bien nous faire croire. À quelques exceptions près (l’Afrique du Sud, en particulier), et grâce à une période de transition graduelle et à l’exclusion d’un certain nombre de produits, il est peu probable que les principaux effets de la libéralisation des échanges ne se fassent sentir avant quelques années, et il faut s’attendre à ce qu’ils se concentrent sur quelques produits et secteurs, et dans certains pays.

    Mais l’heure n’est pas à la complaisance, car c’est aujourd’hui que se prépare demain. Pour bénéficier de ces accords et en atténuer les effets négatifs, il est nécessaire pour chacune des parties d’assurer un rôle clé, pour entreprendre les réformes et les ajustements internes (aux niveaux national et régional), veiller à la mise en œuvre effective des engagements et au suivi de leur impact, et apporter le soutien (financier) nécessaire. Le tout accompagné de politiques économiques qui aident le secteur privé à exploiter pleinement les nouvelles pistes de renforcement des capacités productives et d’accès aux marchés.

    …mais s’inscrivent dans une perspective commerciale plus large…

    Il importe par ailleurs que les partenaires d’un APE ne se laissent pas distraire par le processus au point d’en oublier les dynamiques commerciales plus large qui sont en jeu en dehors des APE. Pour la plupart, les APE sont en effet des accords commerciaux partiels assez classiques, si ce n’est déjà démodés, qui ne couvrent que les marchandises (sauf dans le cas des Caraïbes où l’APE concerne également les services, les investissements et les autres questions liées au commerce). Amorcé en 2002, le contenu des APE a été largement réduit et semble quelque peu figé dans le temps et en
    décalage par rapport à la situation actuelle, qu’il s’agisse du contexte international ou de l’agenda du commerce mondial.

    La situation de blocage au niveau de l’OMC a donné lieu à une prolifération d’accords commerciaux bilatéraux et régionaux au cours de la dernière décennie, et plus récemment à des mégaaccords commerciaux, tels que le Partenariat transpacifique (PTP), le Partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement (TTIP) et le Partenariat économique intégral régional (RCEP). Dans le même temps, les économies émergentes et les relations Sud-Sud sont en plein essor depuis les dix dernières années, les pays en développement représentant plus de la moitié du revenu mondial depuis 2012. La dynamique africaine d’intégration et de transformation a également franchi des caps importants.

    Les efforts visant à stimuler le commerce intra-africain, tant au sein des régions qu’entre celles-ci, notamment par une mise en œuvre accélérée de l’intégration régionale et un soutien à la convergence entre les régimes commerciaux régionaux par le biais d’initiatives telles que l’accord de libre-échange tripartite en Afrique orientale et australe, doivent être poursuivis avec détermination. Ils doivent se fonder sur les priorités qui ont été fixées par l’Afrique elle-même, mais en tenant compte d’une conjoncture qui évolue rapidement.

    L’OMC demeure un forum multilatéral essentiel, où les pays en développement peuvent mieux défendre et faire entendre leur voix et leurs intérêts. Priorité doit être donnée au sauvetage du paquet de Bali 2013 et à la relance du cadre de l’OMC et du cycle de Doha, pour appréhender l’articulation entre commerce et développement.

    Il conviendrait en outre d’accorder une attention particulière aux nouveaux méga-accords commerciaux, qui vont grandement influencer l’intensité et les orientations des flux commerciaux et des investissements ainsi que la structure des filières régionales et mondiales. Plus important encore, le PPT et le TTIP, en se concentrant sur la convergence réglementaire, devraient exercer une influence significative la question réglementaire du commerce à l’avenir, contribuant de ce fait à redéfinir les « règles du jeu » du commerce mondial. On peut par conséquent s’attendre à ce que ces
    méga-accords commerciaux érodent la marge de préférence que de grands marchés comme l’UE et les États-Unis accordent à l’Afrique, et qu’ils relègent l’Afrique davantage à souscrire aux règles et aux normes du commerce international déjà définies.

    Les décideurs africains doivent apporter des réponses stratégiques à ces défis, en prenant des mesures qui favorisent leur propre processus d’intégration, à travers l’accélération de la mise à niveau des règlementations et des normes, ou encore l’élimination des obstacles non tarifaires au commerce, qui pèsent lourd sur le climat des affaires dans ces pays et à travers les régions. Ils devraient par ailleurs conclure des alliances stratégiques avec d’autres membres, afin de devenir des chefs de file à l’OMC lorsqu’on y aborde des questions susceptibles d’affecter le système des échanges mondiaux. Ils devraient également renforcer leurs relations commerciales non seulement avec leurs partenaires commerciaux traditionnels, mais aussi avec leurs partenaires émergents pour éviter d’être marginaliser. Ils pourraient aussi pousser pour l’harmonisation des
    préférences commerciales accordés à l’Afrique, essentiellement auprès de leurs principaux partenaires commerciaux que sont l’UE et les États-Unis (SPG et AGOA). Ceux d’entre eux qui ont conclu un APE pourraient enfin profiter du processus de réexamen quinquennal prévu par cet accord pour tirer parti des avantages de la convergence réglementaire que l’UE aurait obtenus et accordés aux grands acteurs comme les États-Unis ou le Japon, à partir du moment où ces accords commerciaux auront été conclus.

    …que nous abordons dans ce numéro de GREAT
    insights

    Vous trouverez dans ce numéro spécial de GREAT insights les points de vue de diverses personnalités de haut niveau, intervenants et autres experts à propos des APE et, plus largement, de l’agenda du commerce et du développement.

    Karel De Gucht, Commissaire européen sortant en charge du commerce, porte un regard sur le dossier APE au terme de son mandat et sur les perspectives qu’offrent ces accords. Le Dr Rob Davis, ministre du commerce et de l’industrie d’Afrique du Sud, fait la lumière sur les principaux résultats des négociations entre la SADC et l’UE et sur leur articulation avec une stratégie de développement.

    M. Bernd Lange, président de la commission du Parlement européen sur le commerce international (INTA), explique pourquoi et comment les APE peuvent contribuer au développement, un point de vue que ne partagent ni M. Kalilou Sylla (Secrétaire exécutif), ni M. Mamadou Cissoko (Président honoraire) ni Mme Marie Louise Cissé du Réseau ouest-africain des organisations paysannes et des producteurs agricoles (ROPPA), qui estiment que les APE sont des instruments de développement trompeurs, qui vont au contraire appauvrir l’Afrique.

    M. Etienne Giros (vice-président) et M. Patrick Sevaistre (membre) du Conseil français des investisseurs en Afrique (CIAN), insistent sur l’indispensable rôle du secteur privé – jusqu’ici largement ignoré par le processus APE – pour donner vie à ces accords, en traduisant les nouvelles opportunités commerciales en véritables relations d’affaires.

    S’inscrivant dans une perspective plus large, M. Peter Draper, expert de premier plan du commerce en Afrique, Directeur de Tutwa Consulting et Senior Fellow de l’Institut sud-africain des affaires internationales (SAIIA), remet les APE en perspective dans un context plus large, en particulier dans le contexte de l’évolution des négociations commerciales en Afrique sub-saharienne et des défis à venir.

    M. Witney Schneidman, ancien Vice-secrétaire d’État américain adjoint aux affaires africaines et actuellement chercheur non résident auprès de la Brookings Institution et conseiller principal en politique internationale pour l’Afrique chez Covington & Burling LLP, analyse les relations commerciales et d’investissement entre l’Afrique et les États-Unis ainsi que les résultats du Sommet des chefs d’états africains qui s’est réuni à Washington cet été.

    En lieu et place de notre habituel point d’actualité sur les APE, nous avons choisi de présenter quelques faits et chiffres-clés se rapportant à ce processus et à ses résultats, afin de proposer un guide de pratique de cette problématique complexe.

    Comme toujours, nous espérons que ce numéro de GREAT insights permettra à la fois de mieux vous informer et de stimuler votre propre
    réflexion autour de ces questions. N’hésitez pas à nous en faire part.  

     

    Cet article a été publié dans GREAT insights volume 3, numéro 9 (octobre/novembre 2014) 

    Loading Conversation