Construire la paix au Sahel, une perspective régionale

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    Les pays sahéliens touchés par l’instabilité, désormais chronique, portée par les trafics et le terrorisme – Mauritanie, Mali, Niger, Tchad – sont tous, à des degrés divers, des pays fragiles. C’est pourquoi, ce que l’on appelle désormais communément les « Stratégies Sahel » (1), s’appuie toutes sur un robuste pilier « gouvernance ». Celui-ci porte notamment sur la réforme des forces de sécurité et de la justice, sur les droits humains, l’éducation ; plus généralement sur la construction d’un État juste, démocratique, au service de tous les citoyens. Des investissements considérables, dans la durée, sont nécessaires pour tendre vers ces objectifs. Cependant, s’ils veulent réussir, les pays concernés doivent également travailler au niveau régional car c’est à cette échelle que s’exprime une grande partie des dangers qui les menacent. Si les stratégies soulignent le caractère primordial de la dimension régionale des enjeux (2), les réponses régionales sont encore largement minoritaires et perçues comme difficiles à mettre en œuvre (3).

    C’est pourquoi le champ du régional doit être aujourd’hui placé au centre de la réflexion et du dialogue afin qu’un jour il soit au centre de l’action. Dans cet esprit, le Secrétariat du Club du Sahel et de l’Afrique de l'Ouest (CSAO/OCDE), a entrepris la rédaction d’un Atlas du Sahara-Sahel (4) dont sont présentés ici quelques enseignements.

    « Sahel » ou « Sahara-Sahel »

    Il ne fait de doute pour personne que la problématique sahélienne qui fait l’objet d’une si grande attention de la communauté internationale, est en réalité saharo-sahélienne. Dans les années 70 et 80, le drame de la sécheresse était purement sahélien. Aujourd'hui, les troubles et les terrorismes qui s’y développent le dépassent pour inclure le Sahara, voire d’autres espaces africains. Pourtant, le dialogue et la coopération entre les pays des deux rives du désert est aujourd'hui réduit à la portion congrue lorsqu’il s’agit de faire des propositions d’action. Il est vrai qu’une véritable coopération transsaharienne fait face à de nombreux obstacles.

    À commencer par celui de l’antagonisme encore profond entre le Maroc et l’Algérie autour du Sahara occidental. La résolution de ce conflit dormant est sans doute une condition essentielle de stabilisation à long terme du Sahara-Sahel. La complexité du paysage institutionnel y est également pour beaucoup. L’Union africaine, l’Union du Maghreb arabe, la Communauté des États sahélo-sahariens, la Communauté économique des États de l’Afrique de l'Ouest ; aucune organisation régionale ne réunit l’ensemble des pays concernés. 

    Cet espace commun d’au moins huit pays (Mauritanie, Mali, Niger, Tchad, Maroc, Algérie, Libye, Tunisie) est encore trop souvent perçu comme les confins nord de l’Afrique de l'Ouest et sud de l’Afrique du Nord (5) ; alors qu’il est en réalité le centre d’une macro-région allant des côtes méditerranéennes au Golfe de Guinée.  La prise en compte de cette échelle macro-régionale doit être intégrée à une stratégie géopolitique à long terme, même si les difficultés immédiates (le chaos libyen par exemple) semblent insurmontables. Penser macro-régional oblige à penser dans le temps long.

    Des espaces organisés beaucoup plus autour des routes que du territoire

    Ce « centre » est d’abord perçu par le prisme de « l’immensité de l’espace»  et par celui de ses 17 000 km de frontières « poreuses ». Or, pour les Saharo-Sahéliens, l’espace et le territoire ont peu de sens. L’histoire nous apprend que les aires d’influence des empires sahéliens (Kanem, Ghana, Mali, Songhaï et autres) variaient au rythme des routes (des pistes) qu’ils construisaient ou qu’ils conquéraient. L’espace vide entre les routes n’a finalement pas d’importance. Cet héritage est présent aujourd’hui. La route est le vecteur d’un espace mobile auquel sont associées des sociétés mobiles dont la forme d’organisation repose davantage sur le réseau que sur l’État.

    Route Empires – Les empires de la route

    Dans son introduction à l’Atlas, Denis Retaillé, Professeur en géographie, Université de Bordeaux/CNRS, pose la question : « Comment inventer un espace légitime, conforme aux réalités spatiales des sociétés mobiles ? ». Cette question est adressée aux responsables politiques ; à ceux qui conçoivent les « Stratégies Sahel », ou encore aux négociateurs maliens installés à Alger. Sous d’autres cieux, aux confins de la Suède, de la Finlande et de la Norvège, un peuple nomade – les Lapons – a obtenu des droits spéciaux depuis 1971 pour pêcher, chasser, vivre sans se préoccuper des frontières. Mais comparaison n’est pas raison.           

    Aujourd'hui, les groupes terroristes et mafieux s’appuient sur ces « savoir-faire nomades ». Pourquoi faudrait-il que la mobilité soit confisquée (par ces groupes) ? Les organisations régionales et internationales possèdent en dialogue avec les États la capacité d’aller au-delà d’un territoire et de ses limites fermées. En d’autres termes : les menaces mobiles appellent des réponses mobiles.

    Localisation d'incidents par des groupes terroristes, 2003-12

    Menaces et opportunités pour la moitié de l’Afrique

    Le « centre » qu’est le Sahara-Sahel dispose-t-il de potentiels de développement ? Sur quelles bases fonder une croissance économique à même de le stabiliser et de détourner ses enfants de la tentation des trafics et de la violence ? Ces questions sont au cœur des « Stratégies Sahel ».  Il est évident que les sources de croissance sont et resteront infiniment plus faibles dans le Sahara-Sahel que dans les espaces côtiers. Peut-être faudrait-il formuler différemment le questionnement.         

    Il ne s’agit plus de se demander ce que les pays et régions concernés doivent faire pour gérer et développer- autant que faire se peut - ces zones au faible potentiel, mais de réfléchir au rôle de ces dernières dans le développement macro-régional. Après tout, la situation actuelle ne démontre-t-elle pas – a contrario - que l’instabilité saharo-sahélienne menace la sécurité et donc le développement de la moitié de l’Afrique de part et d’autre du désert ? Stabiliser le Sahara-Sahel revient à créer les conditions du développement futur d’une grande partie du continent.

    Ceci suppose, entre autres, la révision des modes de calcul de rentabilité économique des infrastructures dans les espaces peu peuplés, en y intégrant la notion de coût de gestion du territoire. Construire quelques centaines de kilomètres de route revient autant à développer le commerce entre Alger et Lagos qu’à faciliter les transports à l’intérieur du désert. 

    Des approches intégrées et ambitieuses

    La vision négative du Sahara-Sahel est encore majoritaire. Elle part du constat selon lequel les espaces saharo-sahéliens n’ont que très peu de potentiels - en dehors de quelques isolats miniers - et que, très peu peuplés, ils sont condamnés à rester « en marge du décollage économique africain » ; que l’irrédentisme y est chronique, qu’ils sont structurellement difficiles à « maîtriser », coûteux à aménager, promis à une dégradation inexorable de leur environnement. Cette vision est celle de « marges » ; le nord aride des pays d’Afrique de l'Ouest et du Centre et le sud désertique des pays d’Afrique du Nord. La stratégie qui découle d’une telle vision de l’avenir ne peut qu’être centrée sur la maîtrise sécuritaire, l’encadrement, la gestion de l’espace, complétée par des projets de développement local et social.

    Une approche plus intégrée et plus ambitieuse pourrait découler d’une autre vision à long terme : celle d’espaces centraux, connectés, utiles, communs, fluides, pacifiés mais encore fragiles. Cette vision rejette la notion de zones marginales sans avenir. Elle (re)donne à ces territoires un rôle fondé sur leurs atouts. Elle suppose une coopération transsaharienne intense qui, même si elle peut paraître utopique, doit néanmoins être la boussole guidant nos actions d’aujourd’hui.  

          
     
    Laurent Bossard, Directeur, Secrétariat du Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest (CSAO/OCDE).
     
    Notes
     
    1. Stratégie pour la sécurité et le développement au Sahel de l’Union européenne (2011) ; Stratégie nationale de lutte contre le terrorisme et la criminalité transnationale de la Mauritanie (2012) ;  Stratégie pour la sécurité et le développement des zones sahélo-sahariennes du Niger (2012) ; Plan pour la relance durable du Mali (2013) ; Stratégie intégrée des Nations Unies pour le Sahel (2013) ; Stratégie pour la région du Sahel de l’Union africaine (2014) ;Stratégie Sahel de la CEDEAO (2014) ; Plan d’investissements prioritaires du G5 Sahel (2014)
     
    2. Stratégie pour la sécurité et le développement du Sahel (UE) : « Les problèmes au Sahel sont transfrontaliers et étroitement liés. Seule une stratégie régionale, intégrée et globale nous permettra de faire des progrès pour chacun des problèmes spécifiques. (…) Les menaces qui pèsent sur la sécurité au Sahel (…) sont de nature transnationale (…).  Les perceptions, parfois différentes, des trois États du Sahel et leurs trois voisins du Maghreb (Algérie, Libye et Maroc) concernant les menaces et les solutions qui y sont apportées, ainsi que l'absence d'organisation sous-régionale réunissant l'ensemble des États du Sahel et du Maghreb, ont pour effet d'aboutir à des actions unilatérales et mal coordonnées… ».
     
    3. Stratégie intégrée des Nations Unies pour le Sahel : « Comme les problèmes qui se posent au Sahel ne s’arrêtent pas aux frontières nationales, les solutions ne peuvent être uniquement nationales non plus. (…) Plusieurs initiatives bien conçues ont été lancées, mais sans une coordination adéquate et sans tenir suffisamment compte des dimensions régionales plus vastes du problème, en partie faute de confiance, faute d’instruments régionaux efficaces ou faute d’informations ».
     
    4. OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel : Géographie, économie et insécurité, Cahiers de l’Afrique de l’Ouest, Éditions OCDE, Paris.

    OCDE, BAD, PNUD, CEA (2014), “Perspectives économiques en Afrique”. OCDE/BAD/PNUD (2014), Perspectives économiques en Afrique 2014 : Les chaînes de valeur mondiales et l'industrialisation de l'Afrique, Éditions OCDE.DOI : 10.1787/aeo-2014-fr.

    5. Les pays d’Afrique du Nord ont certes consenti d’importants investissements dans leur sud désertique. Mais ces politiques visaient davantage le désenclavement vers la côte méditerranéenne que la connexion de ces espaces vers les pays d’Afrique subsaharienne.  
     
    La version anglaise de cet article est disponible ici.
     
    Cet article a été publié dans GREAT insights volume 4, numéro 1 (décembre 2014/janvier 2015) 
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