Les initiatives du Sénégal en faveur des compétences numériques doivent prendre en compte l'équité

La stratégie ‘Sénégal numérique 2025’ adoptée il y a huit ans est claire : le Sénégal veut devenir plus numérique, ainsi qu'un centre d'innovation en Afrique de l'Ouest. Ennatu Domingo et Maëlle Salzinger examinent les progrès réalisés par le pays en matière de compétences numériques et les lacunes qui subsistent.

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    Les élections présidentielles sénégalaises ont finalement eu lieu le 24 mars, un mois après la date initialement prévue. Ce report avait provoqué un tollé dans le pays, que le gouvernement a tenté de contrôler en coupant la connexion à l'internet mobile - à deux reprises. Un paradoxe alors que le Sénégal ambitionne de faire passer la contribution de l'économie numérique de 3,5 % à 10 % du Produit Intérieur Brut (PIB) et de doter ses citoyens des compétences nécessaires pour naviguer sur internet de manière responsable et innovante. Pour y parvenir, le gagnant devra se retrousser les manches et attirer des investissements dans l'infrastructure numérique et dans des programmes de compétences numériques plus inclusifs. 

    Les aspirations du Sénégal à devenir un acteur compétitif de l'économie numérique mondiale sont claires. La stratégie Sénégal Numérique 2025 adoptée en 2016 montre son plan à long terme en vue d'investir massivement dans les compétences numériques de sa population, dont la moitié vit en milieu rural. Le Sénégal vise à renforcer le capital humain comme condition préalable pour soutenir la transformation numérique, avec un accent particulier sur les femmes et les groupes vulnérables. 

    Au Sénégal, les compétences numériques et l'inclusion sociale sont étroitement liées. La fracture numérique reste importante puisque 42 % de la population n'a pas accès à internet, tandis que l’éducation au numérique et les compétences numériques limitées empêchent des millions de Sénégalais de participer à l'économie numérique en expansion et menacent d'exacerber les inégalités.  

    Malgré les efforts pour soutenir les compétences numériques au Sénégal, une compréhension restreinte des compétences numériques et un manque d'intersectionnalité rendent les programmes actuels largement insuffisants pour répondre aux besoins de la population.

    La population sénégalaise a besoin d'une approche plus holistique des compétences numériques pour acquérir une compréhension de base de la protection des données, du comportement en ligne et de la désinformation dès le plus jeune âge.

    Aller au-delà des compétences numériques au service de l'économie

    L'avènement des nouvelles technologies, notamment la forte utilisation des téléphones mobiles, est en train de transformer l'économie et la société. Le Sénégal veut créer plus de 50 000 emplois directs et 160 000 emplois indirects, et porter à 10% la contribution du secteur numérique à l'économie sénégalaise d'ici à 2030. À ce titre, le gouvernement a élaboré un plan d'action pour le capital humain qui met l'accent sur le secteur de l'éducation, l'employabilité et l'entrepreneuriat. Il comprend aussi des programmes visant à transmettre aux populations rurales des compétences numériques spécifiques, telles que le commerce électronique, afin de soutenir leurs moyens de subsistance. 

    Cependant, les acteurs de la société civile avertissent que l’éducation au numérique et les compétences numériques sont nécessaires dès le plus jeune âge et dans tous les aspects de la vie. Les 8 millions d'internautes sénégalais risquent d’être confrontés au cyber-harcèlement, à la faible protection des données personnelles, à la désinformation, aux discours haineux et à la répression de la liberté d'expression, et il n'existe pas de réponse politique rigoureuse à ces défis. (

    Par exemple, les témoignages de cyber-harcèlement ne cessent d'augmenter, mais aucune donnée nationale n'est collectée à ce sujet, le mécanisme public de traitement des plaintes n'est pas efficace et les campagnes de sensibilisation sont rarement menées en dehors de Dakar, dans des formats non écrits (environ 40 % de la population est analphabète) et dans les langues locales. 

    La population sénégalaise a besoin d'une approche plus holistique des compétences numériques pour acquérir une compréhension de base de la protection des données, du comportement en ligne et de la désinformation dès le plus jeune âge, mais aussi un ensemble de compétences qui soutiennent leurs aspirations globales et leur bien-être. 

    Les initiatives capables d'intégrer toutes ces compétences dans une offre unique sont rares et souvent menées par de petites organisations non gouvernementales, comme la Soft Skills Academy du Groupe ISM (une initiative regroupant quatre écoles de droit, d'ingénierie, de gestion et de leadership), qui complète les compétences techniques enseignées à l'école par des compétences relationnelles (travail d'équipe, communication, plaidoyer, etc.) et du dialogue sur les problèmes auxquels les jeunes sont confrontés en ligne. 

    Bien que le Groupe ISM soit une école privée et donc pas accessible à la plupart des Sénégalais, ce type d'approche pourrait être utilisé dans d'autres programmes de formation numérique à travers le pays. Nombre de programmes actuels, qui sont courts et se concentrent sur les compétences techniques, devraient donc être complétés par un mentorat et davantage de subventions pour les start-ups et les femmes entrepreneurs afin de permettre aux participants de développer un projet professionnel à l'issue de la formation. 

     

    Répondre aux besoins des groupes vulnérables dans les zones rurales

    Les politiques numériques nationales et sectorielles du Sénégal soulignent l'importance de renforcer les compétences des femmes, des groupes vulnérables et des jeunes pour la transformation économique numérique du pays. Les femmes et les jeunes, en particulier, sont confrontés à des taux de chômage élevés, avec 3 Sénégalais(es) sur 10 âgé(e)s de 18 à 35 ans au chômage. 

    Les fournisseurs de compétences numériques, y compris le gouvernement et ses partenaires, ont fixé des objectifs d'inclusion pour les femmes et les groupes vulnérables, qui sont importants mais insuffisants. Seuls 16 % des habitants des zones rurales ont accès à internet, contre un tiers de la population des zones urbaines et 60 % dans la zone urbaine de la capitale, Dakar. En outre, les femmes vivant dans les zones rurales sont 32 % moins susceptibles d'utiliser l'internet mobile que les hommes, contre une différence de 11 % dans les zones urbaines. 

    C'est pourquoi les programmes de formation devraient être plus nuancés et tenir compte de la fracture numérique, des faibles niveaux d'alphabétisation, du manque de disponibilité des formations dans les langues locales, etc.

    Le gouvernement s'est également clairement engagé à adapter les programmes de compétences numériques aux besoins des personnes handicapées grâce à son plan d'action visant à améliorer la collecte de données inclusives et désagrégées afin de guider l'élaboration des politiques. Cependant, le développement de cadres et de projets répondant aux besoins des personnes handicapées n'en est qu'à ses débuts dans le pays. Par exemple, l'Union internationale des télécommunications (UIT) et la Fondation ST mettent en place un cours intitulé "Introduction aux bases de l'informatique pour les malvoyants".

    Il est particulièrement important que les programmes de formation soient adaptés aux réalités et aux contraintes des participants, y compris les normes sociales relatives au genre et à la famille.

    Il est particulièrement important que les programmes de formation soient adaptés aux réalités et aux contraintes des participants, y compris les normes sociales relatives au genre et à la famille. Dans les zones rurales, en particulier, la formation aux compétences numériques devrait être complétée par des campagnes de sensibilisation afin de favoriser la confiance des participants et des leaders communautaires. Digital Nissa, une start-up sénégalaise qui soutient l'entrepreneuriat féminin et les compétences numériques, propose des formations à des femmes issues de milieux divers et mène des programmes de sensibilisation spécifiques dans les zones rurales afin d'informer les femmes des possibilités qu'offrent les compétences numériques pour améliorer leur vie.  

    Les acteurs internationaux peuvent apporter une valeur ajoutée 

    Le gouvernement sénégalais a recours à des partenaires internationaux pour compléter le budget limité qu'il consacre aux compétences numériques. Afin d'éviter les lacunes dans le soutien international aux compétences numériques au Sénégal, nous soulignons les recommandations suivantes : 

    Premièrement, en partenariat avec les entreprises locales et les organisations de la société civile et en accord avec les stratégies du gouvernement, les acteurs internationaux devraient développer des programmes de compétences numériques qui combinent des modules sur les compétences numériques 'dures' et 'douces' (hard skills and soft skills) pour répondre à l'éventail des défis économiques et sociétaux auxquels la population sénégalaise est confrontée. Les programmes devraient renforcer les processus endogènes tels que le système éducatif public et les mécanismes étatiques de lutte contre le cyberharcèlement, la protection des données et la cybersécurité.

    Deuxièmement, les projets de compétences numériques dans les zones rurales devraient être élargis et combinés à un meilleur accès aux infrastructures et services numériques, conformément aux priorités du pays. 

    Troisièmement, les acteurs internationaux devraient améliorer la coordination de leurs politiques et de leurs projets afin de mieux répondre à la demande de compétences au-delà des zones urbaines ainsi que dans les différents secteurs. Dans la pratique, l'utilisation d'outils de cartographie pour coordonner les interventions sera essentielle pour éviter les duplications et les lacunes en matière d'inclusion numérique. 

    Enfin, les partenaires internationaux devraient travailler en étroite collaboration avec les organisations locales et le secteur privé dans l'ensemble du pays pour mettre en place des programmes plus inclusifs. Consulter les organisations de la société civile (OSC) n’est pas suffisant : un engagement systématique lors de l'élaboration et de la mise en œuvre des projets peut contribuer à ce que les programmes répondent mieux aux besoins de la population.

    Les opinions exprimées sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de l'ECDPM.

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