Le mot juste : pour une terminologie positive dans le développement
Les terminologies négatives ont une présence importante, apparemment grandissante, dans les discours concernant les individus, les sociétés humaines en général et le développement économique, social et culturel.
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Des expressions telles que « sans papiers », « sans domicile (fixe) », « sans emploi », « analphabète », « illettré », « secteur informel », « organisations non gouvernementales », etc., font partie du langage courant comme professionnel. Leur formulation en sigles (SDF, ONG, etc.) tend à les banaliser, mais la charge sémantique reste la même. D’autres mots sont plus insidieux tels que « traditionnel » opposé à moderne ou « droit coutumier » à « droit positif ».
Ces terminologies négatives relèvent d’une routine, parfois inconsciemment adoptée ou, pour le moins, sur laquelle peu de réflexion a ėtė porté. Elles sont péjoratives pour les individus et les groupes sociaux ainsi désignés et, de plus, peu performantes, voire contre-productives, quant aux objectifs de développement.
En effet, les instances de développement attendent des sciences humaines des explications sur l’échec de leur démarche, souvent imputé à des contraintes sociales. Elles ne cherchent pas l’identification de phénomènes positifs qui, dans une société donnée, peuvent servir de base à une intervention. Par exemple, les programmes scolaires de tous ordres qui se fondent sur l’écrit, négligent les qualités exceptionnelles de mémoire entretenues dès l’enfance dans les sociétés de tradition orale par des jeux et des exercices mnémotechniques.
Damien Helly et Greta Galeazzi, cités par Melissa Julian dans sa lettre d’information du 11 septembre 2015, prônent une plus grande sensibilité à la culture dans les actions de développement. C’est l’occasion d’abonder dans le même sens en attirant l’attention sur les terminologies négatives et les sous-jacements sémantiques qui leur sont liés.
Comment et pourquoi tenter d’inverser cette tendance ?
En premier lieu, par respect des individus et des sociétés considérés qui sont les destinataires de ces actions de développement. En deuxième lieu pour gagner en efficacité : les pays les plus riches, et donc les mieux lotis en termes d’équipements collectifs et individuels, et parfois suréquipés, inventorient ipso facto en termes de manques la culture matérielle des pays moins nantis, ou nantis autrement (et font aussi la promotion de consommations diverses). Cette logique de l’équipement manquant est facile et rapide dans sa mise en oeuvre et elle masque en même temps l’identification de facteurs de développement anciens ou émergents qu’il serait productif de soutenir.
Voici deux exemples dans des secteurs différents où je suis intervenue personnellement, l’élevage et la scolarisation (« alphabétisation » minore l’idée de formation), où autorités nationales et intervenants extérieurs ont généralement les mêmes approches :
1) Après les sécheresses des décennies 1970 et 1980 dans le Sahel, les projets de développement de l’élevage au Sahel central (Burkina Faso, Mali, Niger), à financement international, ne se sont que tardivement et partiellement appuyés sur les traditions locales de prêts d’animaux entre éleveurs, connues de tous sur place. Au lieu de simplement déclarer les éleveurs sinistrés, il aurait mieux valu écouter les intéressés et soutenir, en l’alimentant, le système des « vaches liées » qui consiste à prêter une vache à un(e) parent(e), un(e) voisin(e), un(e) ami(e), jusqu’à ce qu’elle ait trois veaux avant de faire retour à son troupeau d’origine.
2) Les femmes peules en République centrafricaine enseignent la lecture et l’écriture (dite ajami, en caractères arabes) à leurs enfants sous la forme de petites écoles familiales. Le projet de développement, à financement international, qui les concernait l’ignorait et avait prévu exclusivement des intervenants masculins, aucune enseignante : au lieu de déclarer la population illettrée, il aurait mieux valu se fonder sur la simple observation, mais à l’intérieur des cours et pas seulement devant les façades.
Chargée de l’élaboration d’un système et d’un programme de scolarisation en peul phonétique, je me suis heurtée en 1988 au refus des autorités quant à l’embauche et à la formation, déclarées impossibles voire inutiles, d’enseignantes. Trois ans plus tard, trois ans perdus, j’ai pu organiser la formation de formatrices, qui se sont révélées performantes, après que l’on m’ait dit, à moi, femme, en réunion interministérielle « Vous êtes l’homme de la situation » … !
Des investigations de ce type, rėpertoriant l’existant opérationnel, prennent du temps, impliquent de faire de vrais séjours sur le terrain, et d’avoir une ouverture critique quant aux raisonnements en termes de manques et de problèmes. Mais elles ne nécessitent que très peu de matériel. Bien que peu onéreuses, donc, la méconnaissance érigée en système leur est préférée, par habitude de réflexion dans un seul type de logique, avec pour résultat un énorme gaspillage dans des milieux pauvres.
C’est cette tendance que je propose d’inverser en commençant par une relecture des textes du développement et la promotion d’une terminologie enfin positive qui est bien plus qu’une façade : c’est un mode de penser l’autre, l’ailleurs et l’autrement.
Biographie
Danièle Kintz est anthropologue et linguiste. Membre fondateur du LESC, Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative, Université de Paris Ouest Nanterre La Défense, France, elle est anthropologue consultante, avec spécialisation ethnolinguistique, recherche fondamentale et appliquée au développement. Pays de travail de terrain : tout le Sahel, surtout Burkina Faso, Mali, Niger ainsi que République centrafricaine et Tchad, plus ponctuellement Ethiopie et Nigéria. Principaux thèmes : les sociétés peules, les systèmes fonciers ruraux, toutes les formes d’exploitation de l’environnement rural, avec l’accent mis ces deux dernières décennies sur l’orpaillage. Plus d’une centaine de titres de publications et rapports.