Vers une action extérieure de l’UE plus cohérente : quelle place pour les ACP ?

L’Europe à la recherche d’une stratégie mondiale : une quête du graal ? Discuter des relations ACP-UE isolément est un choix risqué ; Jean Bossuyt et Andrew Sherriff expliquent pourquoi. 

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      L’environnement mondial et européen change à un rythme soutenu. La grande question qui se pose est de savoir si la politique étrangère de l’UE peut relever ce défi. La plupart des capitales européennes, des décideurs et analystes politiques en Europe sont actuellement préoccupés par la prochaine révision de la Stratégie européenne de sécurité et de la Politique européenne de voisinage. Cependant, un autre élément majeur de l’action extérieure de l’UE va lui aussi bientôt faire l’objet d’une révision : l’Accord de partenariat de Cotonou entre l’Europe et les États ACP – un groupe de 79 pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique.

      Longtemps fleuron des accords de coopération de l’Europe, cet accord a vu peu à peu son étoile se ternir au fur et à mesure que s’étendait le champ même des relations de l’UE. Le traité de Lisbonne ne contient aucune référence aux pays ACP en tant que tels. Ce partenariat est à peine visible dans les organigrammes du Service européen pour l’action extérieure (SEAE) et de la DG Coopération internationale et développement (DEVCO). Dans les États membres de l’UE, la relation avec les pays ACP n’est pas une priorité politique, et ne suscite pas non plus un grand intérêt.

      Dans la pratique cependant, l’Accord de Cotonou reste le principal point de référence pour les États membres et les délégations de l’UE dans les pays ACP. Il régit une plus large part des ressources financières de l’UE que tout autre instrument financier de l’action extérieure. Les pays ACP représentent le plus important groupe de pays partenaires de l’UE. L’accord est de nature contraignante et couvre des aspects économiques, de gouvernance mondiale et de sécurité. Ce cadre offre également d’intéressantes perspectives d’approches plus élaborées pour un  dialogue politique. À l’aune de tout ceci, il n’est donc pas surprenant que la nouvelle Commission européenne ait inscrit la révision de l’Accord de Cotonou parmi ses principales priorités.

      Intégrer ou ne pas intégrer… telle est la question

      La question cruciale qui se pose à présent est de savoir de quelle manière l’Europe doit envisager et organiser cette révision. Certains, en particulier au sein de la communauté européenne du développement, pourraient être tentés d’aborder la question de l’avenir des relations ACP-UE comme un processus autonome, une réflexion isolée sans lien avec les autres aspects de l’action extérieure de l’UE. Cette réflexion est d’autant plus réduite  depuis que le volet commercial de l’accord a été « régionalisé » dans des Accords de partenariat économique, tandis que les questions politiques et de sécurité sont en grande partie traitées dans le cadre du dialogue UE-Afrique.

      À première vue, un tel scénario pourrait sembler séduisant. Ce compartimentage pourrait faciliter grandement la gestion du processus de négociation en le restreignant principalement à la communauté de développement et aux intérêts existants liés à cet accord (en particulier le Fonds européen de développement et ses importantes ressources). Cela pourrait aussi protéger la relation avec les ACP de toute « pollution » par des considérations plus générales de politique et de sécurité de l’UE. Ce scénario serait aussi dans le parfait prolongement de la nature actuelle de l’Accord de Cotonou en tant en premier lieu qu’« instrument de développement » et canal d’acheminement de l’aide européenne. Certains pourraient préférer « garder Cotonou à tout prix » de peur de ne pas trouver de meilleure alternative.

      À la réflexion cependant, l’adoption d’une telle approche « isolée » pourrait bien se révéler être une voie illusoire, voire un obstacle, si l’objectif que l’on vise est bien une action extérieure efficace de l’UE. En fin de compte, il est peu probable que le fait d’aborder la question des relations ACP-UE en les isolant se traduise par des résultats fructueux, que ce soit pour les États ou pour les citoyens, et ce, de part et d’autre de ce partenariat.

      Une bataille trop importante pour l’aborder isolément

      Un processus dans lequel l’avenir des relations ACP-UE serait en grande partie discuté isolément semble un choix plutôt risqué :

      1. La complexité croissante du contexte mondial requiert un ensemble de stratégies plus explicite, intégré et cohérent pour l’action extérieure de l’UE. Pour relever ce défi, la haute représentante et vice-présidente Mogherini a lancé une réflexion stratégique sur la Stratégie européenne de sécurité et sur la Politique européenne de voisinage. Dans un récent discours à l’institut Chatham House, elle a insisté sur le fait que cette réflexion était nécessaire pour donner « une orientation, les moyens de faire des choix et de définir des priorités ». Ce processus devrait également aider« à déterminer comment mobiliser au mieux tous nos instruments et développer des partenariats pour atteindre nos objectifs communs ». Dans ce contexte, il est légitime de se demander de quelle manière ces processus s’articuleront avec la révision prévue de l’Accord de Cotonou. Il semble peu sensé d’isoler cette partie du puzzle et de la traiter à part, sans lien avec le reste. Citons simplement deux exemples. Les responsables politiques européens réfléchissent actuellement à une possible extension du champ géographique de la Politique de voisinage, pour y inclure le Sahel et la Corne de l’Afrique. Quelle serait la pertinence d’une stratégie européenne de sécurité qui ne couvrirait pas l’ensemble du continent africain ou n’intègrerait pas de manière efficace les liens entre sécurité et développement ? Faire de la révision de l’Accord de Cotonou un compartiment étanche, isolé du reste, viderait aussi de tout sens la promesse de la nouvelle Commission européenne de rompre avec les habitudes du passé consistant à traiter isolément les questions problématiques de politique étrangère. Si une approche intégrée n’est pas possible, à quoi sert-il d’avoir un haut représentant, un commissaire à la coopération internationale et au développement, et une coûteuse infrastructure bureaucratique au SEAE ?
      1. Un autre risque est de sous-estimer l’impact profond des dynamiques de régionalisation à la fois au sein de l’action extérieure de l’UE et dans les régions ACP. Ces deux dernières décennies, l’approche régionale est devenue le mode de préférence de l’UE pour les questions touchant à la politique étrangère, à la sécurité, au commerce et au développement. L’approche « tricontinentale » incarnée par le partenariat ACP a par conséquent perdu une bonne part de sa dynamique et de sa pertinence en tant que vecteur de dialogue et d’articulation des intérêts. L’émergence de l’Union africaine en tant qu’interlocuteur clé de l’UE est un exemple éloquent. Ces cadres régionaux sont peut-être encore fragiles, mais ce sont les cadres dans lesquels l’action extérieure de l’UE sera de plus en plus définie et articulée avec les efforts d’intégration actuellement en cours au sein de l’Afrique, des Caraïbes ou du Pacifique. Il n’est pas dans l’intérêt de l’UE et de ses États membres de maintenir un patchwork de cadres de politique se chevauchant les uns les autres, coexistant en parallèle et en concurrence permanente pour l’obtention de ressources financières.
      1. Aborder l’avenir des relations ACP-UE isolément semble également peu compatible avec un agenda post-2015 qui tente de sortir du paradigme traditionnel Nord-Sud mettant l’accent sur l’aide (sur lequel repose en grande partie l’Accord de Cotonou). Cette nouvelle vision globale propose un agenda « universel », appelle à mettre en place la différenciation et tente  de réorienter la coopération sur toute une série de défis mondiaux dont l’urgence est manifeste. Pour y parvenir, il faudra de nouvelles formes d’action collective et un plus grand usage des moyens non financiers de mise en œuvre. Tout ceci aura probablement un impact fondamental sur les politiques clés de l’Europe en matière de développement (notamment le Consensus européen pour le développement), ainsi que sur la nature même, le cadre et les modalités des partenariats de l’UE, notamment avec les pays ACP. Il est peu probable qu’il soit possible de simplement « accommoder » ce nouvel agenda mondial du XXIe siècle dans l’actuel Accord de Cotonou, ni dans les modes opératoires et les cadres institutionnels de part et d’autre.
      1. Le ralentissement économique en Europe et les problèmes auxquels sont confrontés des millions de citoyens européens font inévitablement peser une pression sur les budgets consacrés à la coopération internationale – et l’efficacité de leur utilisation. L’UE doit développer un discours convaincant qui montre bien que l’action extérieure peut servir à défendre de manière efficace des intérêts communs, tout en facilitant l’intégration effective des pays en développement (notamment ACP) dans le système mondial. Pour y parvenir, un « accord de Cotonou bis » ne suffira pas. Cela constituerait probablement le meilleur moyen de renforcer la marginalisation de la relation ACP-UE dans l’ensemble de l’action extérieure de l’UE. Une telle approche de statu quo n’irait pas non plus dans le sens des intérêts des ACP. Le Groupe ACP a engagé, il y a quelque temps déjà, une vaste réflexion sur son avenir et sa propre valeur ajoutée dans un monde radicalement différent de celui dans lequel  ce partenariat a vu le jour il y a 40 ans. Les acteurs ACP sont de plus en plus conscients du fait que le Groupe ACP devra se transformer et démontrer qu’il peut encore générer de réels bénéfices pour ses membres (au-delà de l’accès aux fonds de l’UE).

      Tout ceci semble indiquer que l’avenir des relations ACP-UE est une bataille trop importante pour être réservée exclusivement à ceux ayant un rôle et un intérêt direct dans la manière dont le système fonctionne à l’heure actuelle. Si l’on veut pouvoir déterminer de manière stratégique les domaines dans lesquels ce partenariat a sa place au sein d’une action extérieure de l’UE efficace et cohérente, il sera d’une importance critique d’entendre aussi la voix de la communauté de politique étrangère et de sécurité. Un engagement proactif et tourné vers l’avenir des États membres de l’UE est une autre condition indispensable pour un débat constructif.

      Les opinions exprimées ici sont celles des auteurs et ne reflètent pas forcément celles de l’ECDPM.

      Les auteurs souhaitent remercier Alfonso Medinilla, Geert Laporte et Niels Keijzer pour la contribution qu’ils ont apportée à cet article.

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